Quels ont été vos premiers contacts avec l’ARS ?
Mon premier contact officiel avec l’ARS, qui se nommait à l’origine « Commission suisse d’archéologie gallo-romaine », a été la séance constitutive du 4 mai 1974, réunie au Musée de Brugg. A l’initiative de Ludwig Berger, cette création officielle avait été précédée et préparée par une commission provisoire, dont je faisais partie. Le premier comité de la commission a été officiellement constitué le 12 juin 1974 de la manière suivante : Ludwig Berger (Unibs), président, Elisabeth Ettlinger (Unibe), Hans Bögli (Avenches), le soussigné Daniel Paunier (Genève) et Martin Hartmann, (représentant de l’Association des archéologues cantonaux). Le 31 mai 1975, l’ARS se réunissait à Martigny, à l’occasion de la reprise des fouilles, puis fut régulièrement convoqué chaque année, au gré des invitations, des circonstances, de l’actualité des recherches, de l’alternance des régions et des cantons ; le comité fondateur fut bientôt complété par Teodora Tomacevic, directrice des fouilles d’Augst et de Kaiseraugst, et par Max Martin, directeur de la Maison romaine et du musée d’Augst ; en 1980, le soussigné en devenait le président. Les principes fondamentaux adoptés dès l’origine n’ont guère varié au cours du temps et il n’est peut-être pas inutile de les rappeler ici : l’ARS, dont les membres sont des professionnels de l’archéologie, fait partie de l’Association Archéologie Suisse (anciennement Société Suisse de Préhistoire et d’Archéologie). AAS regroupe toutes les disciplines de l’archéologie (en particulier l’Association des archéologues cantonaux, les groupes de travail pour les recherches préhistoriques en Suisse, pour l’archéologie romaine, pour l’archéologie du Moyen Age et de l’époque moderne, pour l’étude des trouvailles monétaires, pour l’archéologie classique, pour la gestion des vestiges anthropologiques, pour la prospection en Suisse, l’Association des techniciens et du personnel de fouille, les Cercles régionaux d’archéologie). Elle défend les intérêts de l’archéologie, du patrimoine culturel et de l’environnement et prend position lors de révisions ou d’introduction de lois fédérales ou cantonales relatives à ces domaines spécifiques. Elle publie un annuaire « Annuaire d’archéologie suisse » et une collection de monographies « Antiqua ». Pour toucher un public plus large, une revue appelée successivement Ur-Schweiz, Helvetia Archaeologica, Archéologie suisse (remaniée en 2001 et rebaptisée arCHaeo en 2023), pour promouvoir, transmettre et renforcer la place de l’archéologie aujourd’hui, en tenant compte de l’apparition de nouveaux médias, des réseaux sociaux, de la multiplication des canaux d’information, des progrès fulgurants des Techniques Informatisées de la Communication (TIC, numérisation des publications, 3 et 4 D, Intelligence Artificielle, libre accès des publications scientifiques…). Les services cantonaux d’archéologie et plusieurs sites importants publient leur propre série, intégrées pour la Suisse romande dans les Cahiers romands d’archéologie (CAR).
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La "Commission suisse d’archéologie gallo-romaine" a été officiellement constituée le 12 juin 1974. |
Avez-vous une anecdote concernant l'ARS ?
Le soussigné n’a retenu aucune anecdote significative
concernant les débuts de l’ARS, associés dans son souvenir aux événements
sociaux-politiques qui ont secoué la Suisse à cette époque, à la suite de la
décision de construire une centrale nucléaire à Kaiseraugst. A-t-on discuté, à
l’occasion des premières séances de l’ARS, tenues à proximité immédiate du
site, de la défense du paysage, des risques encourus, du pouvoir exceptionnel
accordé au Conseil fédéral pour assurer les ressources en énergie du pays, à la
position de l’archéologie dans un débat devenu aujourd’hui très actuel ? Sans
doute, mais probablement davantage à titre individuel qu’institutionnel. Sinon,
autre important souvenir, dès l’origine, les rencontres de l’ARS ont été
empreintes d’un dialogue ouvert et d’une amitié largement partagée, renforcée
après les séances studieuses par des repas en commun suivis de soirées
festives…
Quelle découverte ou projet de recherche a marqué votre carrière ?
Question difficile quand on enseigne une archéologie plurielle, où la recherche n’est pas celle d’un individu mais d’une équipe pluridisciplinaire, où l’objet et les structures mis au jour, malgré des méthodes rigoureuses, malgré une mise en perspective historique et socio-culturelle, ne sauraient délivrer qu’un message partiel et provisoire. Chaque chantier de fouille a pu apporter son lot de belles découvertes, inattendues, voire exceptionnelles, les exemples seraient nombreux. Quant aux projets de recherches, il convient de citer l’évolution du site de la villa romaine d’Orbe-Boscéaz, étude complexe du phénomène de l’interaction entre sociétés, et la participation au projet européen relatif à l’oppidum éduen de Bibracte, site charnière entre la Protohistoire et l’Histoire, une expérience humaine et scientifique passionnante, partagée avec de nombreuses équipes de langues et de traditions différentes, des conditions propres à stimuler les recherches par les échanges, l’émulation et la confrontation des méthodes. Mais au-delà des recherches, c’est bien notre responsabilité de professeur universitaire, chargé d’organiser un enseignement nouveau, qui a marqué notre carrière. Comme beaucoup d’autres collègues, nous avons été obligés de suivre, de connaître, d’évaluer, voire d’expérimenter l’évolution méthodologique fulgurante de notre discipline, pour garantir à nos étudiants une formation, conforme aux exigences actuelles. Là encore, le travail en équipe, les échanges, les rencontres, ont été essentielles, comme le soutient total et indéfectible de l’archéologue cantonal, Denis Weidmann, et du directeur-conservateur du Musée cantonal d’archéologie, Gilbert Kaenel. Nous étions tous trois habités de cette amitié sans faille qui assure le respect des qualités, des compétences, des opinions et du caractère de chacun, sans aucune hiérarchie du savoir entre les trois institutions que nous représentions : l’université ne saurait être considérée aujourd’hui comme un temple du savoir exclusif. L’initiative des recherches appartient tout autant aux services cantonaux, aux musées, aux responsables des sites. Concrètement, à l’Université de Lausanne, l’autorisation d’ouvrir des chantiers-école de fouille était délivré par l’archéologue cantonal, qui fixait les droits et les délais de publication, et le directeur du Musée cantonal d’archéologie, qui supervisait la conservation des vestiges et des artefacts, tous deux étant associés à l’enseignement et à la formation. A une échelle plus large : notons l’intensification des collaborations et des contacts avec les institutions et services cantonaux et fédéraux en Suisse et à l’étranger, mais aussi avec les spécialistes d’autres périodes de l’histoire et d’autres cultures.
Vue du chantier école de Vidy-Chavannes 29 durant l'été 1983 (© IASA). |
Quel développement pour l’archéologie romaine en Suisse ces prochaines années ?
La réponse à cette question ne saurait relever de l’avis d’une seule personne : elle appartient à l’ARS et à Archéologie suisse, soucieuses d’ouvrir un dialogue permanent entre toutes les institutions et les spécialistes concernés, en particulier par le Réseau Archéologie Suisse, une plateforme de travail et de discussion informelle, pour organiser des rencontres, des échanges, des conférences, des colloques, des workshops sur les défis actuels et des sujets d’actualité concernant toutes les institutions de l’archéologie en Suisse ; ce réseau succède à l’organisation « Horizon 2015 », dont le colloque final a permis de présenter un bilan des thèmes de réflexion et d’esquisser les perspectives de l’archéologie suisse (voir « archeologie suisse.ch »).
Nous nous limiterons à suggérer ou à rappeler quelques
sujets essentiels. Une recherche à plus large échelle s’impose. La
cantonalisation de l’archéologie en Suisse ainsi que le nombre et la diversité
des publications représentent assurément des obstacles à une recherche plus
large, en collaboration avec les cantons ou les pays voisins, les territoires
antiques ne s’arrêtant guère aux frontières actuelles. Au-delà de l’activité
des nombreuses institutions
internationales qui soutiennent l’archéologie soit dans son ensemble, soit
selon ses spécificités, à côté des congrès internationaux, généralement signalés à ses membre par l’ARS, il
conviendrait de multiplier également les recherches coordonnées, les
publications de synthèses communes, l’organisation de congrès transfrontaliers,
à l’exemple des colloques pluridisciplinaires sur les Alpes dans l’antiquité,
réunissant depuis de nombreuses années les spécialistes de la Suisse romande,
de l’Italie et de la France voisines, sous l’égide de la Société valdotaine de
préhistoire et d’archéologie qui publie les actes, à l’exemple des recherches
italo-suisses sur la voie du col du Grand-Saint-Bernard, publiées sous le titre
« Une voie à travers l’Europe » (programme européen Interreg III A, Suisse-Italie,
2000-2006, Alpis Poenina), ou du programme
« Analyse conceptuelle des anciennes collections et des archives de La
Tène », soutenu par le canton de Neuchâtel et le Fond National Suisse de la
Recherche Scientifique, auquel participent près d’une dizaine d’instituts
universitaires, de musées et de centres de recherches. Dans ces collaborations
et ces contacts, il va de soi que non seulement la connaissance des langues
principales est nécessaire mais encore une lecture attentive des informations,
en particulier celles en provenance d’une autre région linguistique que la
sienne ! Nous devrions garder en Suisse le « chacun dans sa langue »,
permettant mieux qu’un anglais approximatif de s’exprimer avec clarté,
précision, voire élégance ! Un engagement ferme et déterminé pour défendre
l’utilité citoyenne de l’archéologie, auprès des autorités et du public. Son
apport, sa nécessité pour le monde actuel, pour combattre l’actualité
immédiate, éphémère et non contrôlée, les fausses nouvelles, les dérives violentes,
l’obscurantisme, les réseaux sociaux insuffisamment contrôlés, les préjugés
négatifs contre les sciences, en particulier les sciences humaines. Il convient
de redonner à une société amnésique une mémoire historique, de mettre en
perspective ses préoccupations environnementales, politiques, sociales et
culturelles, de montrer les évolutions à long terme. Autrefois comme
aujourd’hui, quels sont les rapports de l’homme avec ses semblables, avec la
nature et l’environnement, avec les animaux ? Migrations, tolérance religieuse,
condition féminine, racisme, guerre et paix : l’archéologie et l’histoire ont
leur mot à dire ! S’engager aussi contre le pillage et la destruction des
sites, le trafic d’antiquités, le vandalisme architectural. La diffusion des
connaissances archéologiques, essentielles, que l’ARS et Archéologie suisse ne
cessent d’enrichir et d’actualiser, doit rester au premier plan, en distinguant
publications et rapports rigoureux destinés aux professionnels et la
communication à un large public, par des publications dépouillées d’un
vocabulaire incompréhensible pour le profane, de descriptions interminables, de
catalogues austères, de tableaux, typologiques. Raconter une histoire, certes,
mais rigoureuse elle aussi. Rappeler également le rôle préventif de
l’archéologie et la nécessité de détruire certains vestiges après leur étude
complète pour permettre le développement économique, un phénomène que le public
a souvent de la peine à admettre. Il est vrai qu’il existe une forte pression
de milieux politiques, socio-économiques et immobiliers pour un assouplissement
de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire. Un sujet d’actualité !
L’utilisation de la digitalisation, d’applications augmentées dans les musées
et sur les sites mêmes, les restitutions en 3D, l’histoire présentée de manière
interactive sur smartphones ou tablettes, connaîtront sans doute de nouveaux
développements, comme la diffusion par le cinéma. Les contacts avec la presse
et les media en général restent bien sûr indispensables, mais les archéologues
doivent aussi rappeler aux journalistes le rôle citoyen de leur discipline, que
la récolte de beaux objets n’est pas prioritaire, que la recherche n’est pas
une aventure illustrée par Indiana Jones ou Lara Croft et qu’elle comprend un engagement
politique et social permanent pour la défense du patrimoine. Les visites de
musées, d’expositions et de chantiers de fouilles, en invitant les autorités
politiques (dont certaines ignorent presque tout de l’archéologie !), sont
depuis longtemps largement organisées, sous la conduite de professionnels, non
point dans la perspective d'une archéologie de consommation mais pour
sensibiliser le public à la valeur d’un patrimoine menacé. Concernant ce
chapitre du développement, évoquons encore la question les publications en
libre accès, qui dépend d’une stratégie nationale mise en place par les
universités, les hautes écoles et le Fonds national de la recherche (leur
financement, les différentes catégories, les délais d’embargo, les droits
d’auteurs etc.), mais qui mérite réflexion. Autres questions urgentes et
brûlantes, parmi d’autres que la communauté scientifique et archéologique devra
spécifier, la participation de plein droit de la Suisse aux programmes cadre
européens pour la recherche et l’innovation, auxquels notre pays a participé
avec succès, dont elle est actuellement écartée, suite à l’abandon des
négociations sur l’accord-cadre par le Conseil fédéral, une situation très
alarmante pour la formation et la réputation scientifique de la Suisse. Les réseaux sociaux, immense source de
connaissances et l’intelligence artificielle, avec leurs avantages et leurs
défauts, ne sont pas à rejeter en tant que tels, mais à contrôler sérieusement
en régulant les pratiques les plus risquées, voire en bannissant des
technologies inacceptables, faisant fi des droits fondamentaux et des règles de
la démocratie ou interdisant les pratiques économiques inéquitables ; l’Union
Européenne est décidée de le faire en frappant fort par une loi adoptée le 2
février 2024 et qui entrera en vigueur dès sa ratification par le Parlement
européen. La Suisse, quant à elle,
préfère attendre l’élaboration d’une convention complémentaire, préparée par le
conseil de l’Europe, qu’elle préside actuellement pour prendre position. Réfléchir
à l’éthique de la recherche en général, à des chartes éthiques en particulier,
par exemple pour l’étude des nécropoles (devenir des squelettes, garantie de
l’anonymat, protection des cimetières…). La vie professionnelle des différents
acteurs de l’archéologie et ses problèmes spécifiques donne aussi l’occasion
d’échanges ; notons la conservation à long terme de la documentation de fouille
: archives physiques et archives numériques, stockage, conservation et
accessibilité du mobilier, avant et après son étude, gestion de la carte
archéologique informatisée avec toutes les données existantes (prospections,
fouilles, sondages, régions archéologiques protégées à surveiller, publications
etc.), des données partiellement accessible au public, l’archéologie après #metoo : représentation des femmes sur les
chantiers, dans les services d’archéologie, dans la recherche, aux postes à
responsabilité : des chartes sont-elles nécessaires ? Quelle place pour l’archéologie dans le vaste
mouvement de la transition climatique et environnementale, dans les nouvelles
technologies de l’information dématérialisée : data et big data, réseaux
sociaux, intelligence artificielle, algorythme…
En guise de
conclusion...
A l’occasion de son cinquantième anniversaire, souhaitons à l’ARS, épaulée par Archéologie suisse, de poursuivre sa route avec le succès rencontré jusqu’ici ; malgré des temps difficiles, les nouvelles générations sauront trouver des solutions originales et novatrices, nous en sommes persuadés. Un large public, s’intéresse à l’archéologie. Il est prêt à entendre la voix des archéologues pour l’aider à saisir les sources de notre mémoire collective, à porter un vrai regard sur les autres, sur la diversité ethnique et culturelle, la pluralité des identités et le puissant pouvoir d’assimilation du monde romain, une civilisation, au demeurant, aussi inéquitable et brutale que beaucoup d’autres (gardons-nous des images d’Epinal ou des jugements fondés sur les seules valeurs actuelles), pour convier les hommes et les femmes d’aujourd’hui à mieux réfléchir sur leur propre destin, à venir grossir les rangs de ceux qui luttent sans relâche contre la disparition dramatique et fulgurante de pans entiers de notre histoire, victimes des guerres et du fanatisme, en proie à des destructions idéologiques, politiques ou économiques, aux pillages, au trafic d’antiquités, aux faussaires ; puissent-ils aussi se joindre au combat contre le désengagement des autorités politiques, l’érosion budgétaire, qui menace la recherche et la culture au nom de la productivité et du rendement économique, contre l’ignorance, érigée en programme politique, contre l’histoire confisquée, instrumentalisée, truffée de mythes, en un mot, contre toute forme d’agression à l’éthique d’un savoir maîtrisé, contrôlé, désintéressé, aux conclusions toujours provisoires.
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